V
Le lendemain matin, le visage de Tincrowdor se manifesta à nouveau sur l’écran. Il avait l’air pâle et terrorisé.
— Paul, dit-il, tu dois être au courant, un gaz mortel sera répandu dans ta cellule si tu fais mime de vouloir t’échapper. C’est terrible, mais ils ne peuvent même pas t’autoriser à aller dans couloir. Ils ont peur de ne pas pouvoir t’arrêter, parce que tu peux tuer d’un seul regard. Eh bien, la nuit dernière...
Il s’arrêta de parler, avala sa salive, puis dit enfin :
— La nuit dernière, l’un d’eux a décidé de passer seul à l’action. Apparemment, il a cru ce que nous disions. Il s’est introduit dans la pièce qui abrite les valves et le bouton de contrôle du gaz empoisonné. Cette pièce est gardée par une seule personne, et un signal d’alarme se déclenche dès qu’un étranger tente d’y pénétrer. Il a bâillonné le garde et s’est précipité vers les valves. Il devait en ouvrir deux avant d’appuyer sur le bouton. Quand il a posé le doigt dessus, il est tombé, foudroyé. Dis-moi une chose : est-ce que tu étais au courant de tout cela ? Eyre demeura un instant silencieux, puis il dit :
— Absolument pas.
Tincrowdor toussota et dit :
— Je pense que tu entrevois toutes les implications, n’est-ce pas ?
Eyre ne put s’empêcher de laisser transparaître son émotion :
— Oui, je peux – enfin, la chose qui est en moi peut tuer même si je ne vois pas celui qui me menace.
Quelques secondes plus tard, l’horreur de la situation le frappa de plein fouet. Il dut s’asseoir, les genoux tremblants. On essayait vraiment de le tuer. Pourtant, il n’avait rien fait, sinon se défendre. Non, même cela, il ne l’avait pas fait. C’était la créature la responsable. Et tout en le pensant, il sut que ce n’était pas vrai. Il était impossible de dire avec précision qui était Paul Eyre et qui était l’enfant de l’ovni. Les frontières étaient imprécises, les identités se fondaient l’une dans l’autre.
Il fallait qu’il sorte, qu’il s’en aille, mais, pour ce faire, il lui fallait vivre une chose dont la seule pensée l’épouvantait.
— Ils sont divisés, dit Tincrowdor. Il y en a qui pensent que tu dis la vérité ; il y en a d’autres pour qui tu es cinglé. Mais même ces derniers ne sont pas très sûrs. Ils ont vu la lueur sous le lit, et ils savent bien que ce n’étaient pas des flammes. Le moindre changement de température est enregistré, et ils n’ont rien remarqué. C’était comme une lumière froide.
— Pourquoi Polar et Kowalski ne me parlent-ils pas ? dit Eyre. Pourquoi es-tu subitement devenu leur porte-parole ?
— Je n’ai pas fait d’études scientifiques, mais j’ai beaucoup d’imagination. Cette situation exige la participation d’un esprit qui ne rejette pas le fantastique. On dit que seul un voleur peut capturer un autre voleur. Eh bien, il faut un auteur de science-fiction dans une situation aussi abracadabrante. De plus, ils ne croient pas que j’arriverai à me taire. Ils peuvent me surveiller tant que je travaille pour eux.
— Est-ce que tu vas vraiment les aider à me tuer ? dit Eyre.
Tincrowdor eut l’air désemparé.
— Je ne crois pas que l’on puisse te tuer.
— Mais tu souhaites essayer, dit Eyre.
Tincrowdor demeura silencieux.
Eyre dit alors :
— Dire que c’est toi qui poussais des hurlements parce que les troupes américaines massacraient les civils vietnamiens ! Tu étais si sentimental que tu n’aurais pu tirer sur un cerf !
Il était clair que Tincrowdor avait peur. Il aurait très bien pu tomber foudroyé. En fait, se dit Eyre, Tincrowdor n’était pas aussi lâche qu’il l’avait pensé. Il lui fallait un certain courage pour lui raconter tout cela en sachant pertinemment qu’il encourait ses foudres.
A moins que Tincrowdor ne souhaitât mourir sur-le-champ. Il se sentait coupable de ne pas avoir crié au monde ce que lui, Paul Eyre, subissait actuellement. Ce sentiment de culpabilité était encore accru par sa participation à l’emprisonnement de Paul. De plus, il ne pouvait s’empêcher de tenter d’imaginer comment on pourrait tuer l’immortel. C’était un défi lancé à son intelligence, un défi qu’il avait sans aucun doute justifié par toutes sortes de raisonnement.
Eyre se rendit soudain compte que le visage qu’il voyait sur l’écran était celui de son plus terrible ennemi.
Cette prise de conscience fut suivie d’un moment d’étonnement. Pourquoi Tincrowdor n’était-il pas tombé raide mort ?
Était-ce parce que Tincrowdor l’encourageait secrètement ? Un jour, l’écrivain lui avait dit que ce serait une bonne chose si l’humanité tout entière était rayée d’un trait de plume de la surface de la Terre. La folie, le chagrin, la misère, la cupidité, le meurtre, le viol, la violence, la brutalité, le désespoir, les préjugés, l’hypocrisie, la persécution, tout cela disparaîtrait à tout jamais. Tincrowdor avait reconnu que la poésie, l’art et la musique disparaîtraient par la même occasion, mais le prix à payer pour quelques œuvres de qualité était infiniment trop élevé. Et puis, très peu de gens s’intéressaient vraiment à l’art. Selon lui, l’argent, la puissance et la domination, tant physique que morale, d’autrui constituaient les seules raisons d’être de l’humanité.
« En revanche », lui avait dit Tincrowdor, « l’amour et la compassion continueront d’exister si l’homme vit toujours. Peut-être ne sommes-nous qu’un stade de l’évolution vers une espèce supérieure dont tous les membres seront emplis d’amour et de compassion. Dans ce cas, j’aimerais bien demander au Créateur pourquoi nous autres, représentants d’un stade intermédiaire, devons souffrir tant de choses. Est-ce que nous n’avons aucune valeur ? »
Tincrowdor avait écrit une nouvelle intitulée Votre reflet, où des visiteurs venus de la planète Algol répandaient sur la Terre une sorte d’aérosol. Il recouvrait tous les miroirs du monde, de sorte que ceux qui s’y regardaient se voyaient tels qu’ils étaient vraiment. L’effet recherché était de rendre les hommes meilleurs, mais ceux-ci préférèrent briser les miroirs, puis faire voter une loi selon laquelle la fabrication d’un miroir était un crime capital. La loi ne fut pas nécessaire. En dehors de quelques masochistes, plus personne ne voulait de miroir.
Eyre avait alors demandé à Tincrowdor pourquoi il ne se suicidait pas, s’il pensait vraiment cela.
« J’aime bien nous rendre misérables, moi et les autres », lui avait répondu l’écrivain.
Et maintenant, Tincrowdor était déchiré. Il voulait survivre, ce qui impliquait la mort de Paul Eyre. Il voulait également qu’Eyre survive, parce qu’il représentait peut-être le stade suivant de l’évolution de l’homme.
Le fait qu’Eyre pût comprendre cela signifiait qu’il avait évolué, d’une certaine façon. A une époque, il aurait été trop obtus pour comprendre ce qui tourmentait Tincrowdor. Eyre était capable de comprendre le fonctionnement de la plus infime pièce d’une machine. Mais les problèmes des gens ne l’affleuraient jamais. Ils étaient trop impénétrables, trop irrationnels.